Mouvements paysans argentins : « Terre, travail et justice »

Trouvé sur RISAL – Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine.

Source : Brecha, Rebelion, janvier 2006.

Par María Soledad Segura – Depuis la dernière décennie, dans les provinces du centre et du nord argentin, des organisations paysannes tentent de faire face à la menace d’expulsion de leurs terres et aux difficultés pour continuer à produire. A l’image des mouvements paysans du reste de l’Amérique latine, ils commencent également à envisager une réforme agraire intégrale et un modèle agricole alternatif.

Il y a encore de cela vingt ans, les terres sur lesquelles vivent et travaillent les petits producteurs agricoles d’Argentine – qui produisent pour leur autoconsommation ou pour le marché local interne – étaient considérées comme marginales. Cependant, avec les changements climatiques de ces dernières années, notamment en ce qui concerne l’augmentation des pluies, ces terres à faible valeur productive ont été revalorisées. De plus, au cours des années 90, le gouvernement de Carlos Menem [1] a mis en œuvre une série de politiques qui ont changé le modèle agraire établi, et ces terres sont alors devenues attractives. « A partir de 1991, par un décret “de nécessité et d’urgence“, tous les arrangements institutionnels qui avaient permis, au cours du XXe siècle, cette coexistence entre la petite unité agraire et la grande exploitation agraire et d’élevage ont été modifiés », soutient Norma Giarraca, chercheuse à l’Université nationale de Buenos Aires dans une interview publiée par la revue Desafíos urbanos.

Les arrangements qui permettaient cette coexistence étaient la Junta Nacional de Granos (Comité national pour les grains) et la Junta Nacional de Carnes (Comité national pour la viande). A partir de la dérégulation de 1991, les petits producteurs se sont retrouvés confrontés aux grands producteurs et aux grandes entreprises agro-industrielles.

Le modèle de la culture du soja: D’autre part, en 1996, l’Argentine a autorisé l’expérimentation et la culture massive d’organismes génétiquement modifiés, ce qui a permis à des entreprises telles que Cargill ou Monsanto d’étendre la production et la commercialisation de semences transgéniques.

De cette manière, le déplacement de la frontière agricole a commencé et l’agriculture à grande échelle est passée au-delà de la pampa humide [2].(…) Le soja occupe aujourd’hui 55% des surfaces cultivées et son exportation, ainsi que celle des produits dérivés, génère près de 30% des devises du pays pour les ventes à l’étranger. A cause de la « fièvre du soja » dans ces champs où la valeur de l’hectare ne dépassait pas 100 pesos, elle peut atteindre désormais jusqu’à 4 000 pesos. « La frontière agricole s’ouvre et se déplace vers le nord de la province, non seulement en investissant illégalement des montagnes et des forêts indigènes, mais également en expulsant et en écrasant des paysans. L’arrivée du soja au nord-est de la province a ruiné les familles paysannes à cause de l’encerclement des champs, du massacre des animaux, de la fragmentation des communautés, des fumigations et autres phénomènes encore inconnus il y a quelques années. Cela empêche le développement normal d’un style de vie traditionnel qui se retrouve avec peu d’alternatives de subsistance », dénonce l’Union paysanne du nord-est de Córdoba (Union Campesina del Noreste de Córdoba, Ucan).

L’expansion de ce modèle agro-exportateur est en train de détruire le patrimoine environnemental et augmente la pauvreté. L’avancée de la monoculture est précédée du déboisement des forêts indigènes. Les cultures transgéniques impliquent également l’utilisation indifférenciée d’herbicides, toxiques pour d’autres plantations, pour les animaux et pour les êtres humains. Les problèmes d’approvisionnement en eau dans les zones rurales portent à la fois sur l’inégalité de la distribution d’eau d’irrigation qui favorise les grands producteurs, sur la pollution et sur le manque d’eau parce que les travaux d’infrastructure pour l’obtenir ne sont pas réalisés. Cette situation s’aggrave avec l’avancée de la frontière agricole, la concentration des terres (et de l’eau), des déboisements et des perforations.

Le boom du soja est source de nouvelles et grandes richesses pour certains, et cause de pauvreté et de déracinement pour beaucoup. Les chefs d’entreprise des secteurs agricoles et de l’élevage – dans de nombreux cas avec l’aide de policiers, de juges de paix, de procureurs et de fonctionnaires -font irruption dans les champs et font pression sur les paysans pour qu’ils les abandonnent, et montrent parfois des titres obtenus par des adjudications de légalité douteuse. La majorité des petits producteurs agricoles ont un usufruit précaire de la terre : peu sont propriétaires, certains sont locataires et beaucoup, la grande majorité en sont usufruitiers.

Concentration de la terre: Selon le Code civil argentin, celui qui peut prouver l’usufruit public, pacifique et ininterrompu d’une terre pendant plus de vingt ans est considéré comme propriétaire. Cependant, ce droit n’est pas à la portée de la majorité de la population à cause des coûts élevés du jugement d’usucapion [3], des honoraires des avocats et des plans de mesure du terrain. « L’usurpation a toujours été l’unique façon d’obtenir un acte, mais cela coûte dix mille pesos. C’est pourquoi, depuis que la frontière agricole se déplace, de très nombreux chefs d’entreprise expulsent les paysans avec même parfois des contrats d’achat et de vente et d’autres papiers », signale Rubén Santillán, de l’Association des petits producteurs du nord de Córdoba (Asociacion de Pequeños Productores del Norte Cordobés – Apenoc).

Ceux qui résistent à l’expulsion sont en général poursuivis en justice pour usurpation. Pablo Toranzo, de l’Union paysanne de Traslatierra (Unión Campesina de Traslatierra – Ucatras) raconte : « Nous avons plusieurs cas de résistance à l’expulsion en cours de procès, mais il y a également beaucoup d’expulsions silencieuses qui se produisent depuis longtemps : des gens d’ailleurs se pointent et brandissent des titres et les gens d’ici, qui ne connaissent pas leurs droits finissent par quitter leurs terres sans violence ».

Beaucoup de paysans, contraints d’abandonner leurs champs, sans plus aucune possibilité de produire pour assurer leur subsistance, se font employer comme ouvriers agricoles ou bien émigrent vers les villes. « A ne pouvoir vivre sans eau ils doivent s’exiler dans les villes et vivre dans des bidonvilles. C’est un cercle vicieux de moins en moins puni » déclare Marcelo Besana, d’Ucatras. Le problème est que non seulement on en finit avec la culture agricole des familles de la zone et on leur enlève leur autonomie, mais en plus le système de travail rural est extrêmement injuste. Les grandes entreprises agricoles disposent d’équipements technologiques de haut niveau et requièrent donc peu de main d’œuvre. De plus, les conditions de travail en milieu rural sont précaires : sans sécurité sociale, sans assurance pour les accidents du travail, sans assurance vie ou de santé, alors qu’en contrepartie les journées de travail sont de 10 heures, dans des conditions climatiques difficiles et avec de faibles rémunérations. Santillán assure qu’il existe dans les exploitations agricoles « un système d’esclavage terrible. Une journée de travail est payée entre 10 et 12 pesos, les journaliers sont emmenés à 6h du matin et ramenés à 20h. Ils ne peuvent pas sortir et il n’y a même pas d’arbre à l’ombre duquel ils pourraient se mettre à l’abri ».

Un nouveau sujet politique: Après le retour à la démocratie (1983), et grâce à des fonds provenant de prêts d’organismes internationaux de crédits destinés à des programmes pour les secteurs ruraux en Amérique latine, les petits producteurs ont commencé à s’organiser. Au cours de la dernière décennie, les organisations argentines actuelles se sont consolidées face à l’imposition du modèle néolibéral dans les campagnes. Leur principale revendication est le respect du droit d’usufruit de la terre. Besana résume la situation ainsi : « De la terre et de l’eau pour produire et pouvoir vivre. Ce sont les deux axes de base de la revendication du mouvement paysan de Córdoba car ce sont les bases de la vie paysanne. ‘Grâce à la terre nous vivons, nous mangeons, elle a mangé nos ancêtres et nous mangera quand nous serons redevenus poussière, pour pouvoir nourrir nos enfants’, a dit un vieux sage de la montagne là-bas derrière la forêt. » Ils recherchent également des alternatives pour garantir la réserve d’eau potable. Belen Agnelli, d’Apenoc, raconte : « Dans une zone où tu es préparé culturellement à être agriculteur, si on t’enlève une ressource aussi importante que l’eau, on t’empêche de faire ce que tu as toujours su faire. Dans la zone sèche où il n’y a jamais eu d’irrigation, la situation est différente, on fait traditionnellement de l’élevage, on a une autre façon de produire et donc une autre relation à l’eau. Mais dans les zones qui ont toujours basé leur production sur la double ressource, la terre et l’eau, en leur enlevant l’une des deux on les a pratiquement obligés à arrêter d’être producteurs, à arrêter d’être paysans. »

Les organisations paysannes prévoient que ces conflits augmenteront à mesure que se réduiront les possibilités de subsistance des petits producteurs si le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [4] s’impose. Ces organisations assurent que cet accord impliquerait une continuité et un approfondissement des politiques néolibérales mises en œuvre en Argentine au cours de la précédente décade. « Pendant les années 90, l’ALCA était présente, même s’il lui manquait une légitimation sur papier. La privatisation du secteur agricole et l’entrée du soja transgénique sans aucune discussion en ont été les premiers signes. Avec l’ALCA, les zones déjà détériorées, comme le nord-est de la province, seront entièrement détruites. Nous croyons que l’ALCA va continuer à porter atteinte à la vie, comme cela a été fait ces dernières décades : en usurpant des terres, en produisant des semences transgéniques, en détruisant les forêts indigènes. De plus, avec l’ALCA, la production d’exportation va se fortifier, et celle destinée à la consommation interne diminuer », affirme Juan Herrero, de Apenoc.

Face aux conséquences du modèle agro-exportateur, en plus de leurs revendications et des actions pour améliorer les conditions de vie des paysans, les mouvements paysans d’Argentine commencent à envisager une réforme agraire intégrale et un modèle alternatif pour la branche agraire. « Tant qu’il n’y aura pas de politique agraire, ce sera le marché qui décidera de la voie à suivre et la tension entre l’avancée des entreprises et la défense paysanne va s’aggraver. L’Etat est le principal coupable, par omission ou pour avoir cédé aux lobbies des grandes corporations », soutient Besana. « Aujourd’hui l’Etat n’a pas de politiques sociales pour le milieu rural avec lesquelles il pourrait garantir la distribution d’eau, des crédits ou l’aide aux petits producteurs afin qu’ils puissent continuer à exister, en produisant et en nourrissant leurs familles à la campagne. On continue avec le même modèle : les déboisements, la concentration de la terre et l’expulsion des usufruitiers », dit à son tour Santillán. Et il ajoute : « Tant qu’il n’y aura pas de conscience d’Etat qui prendra en compte les petits producteurs, la lutte continuera. C’est la consigne qu’ont tous les camarades du milieu rural aujourd’hui. »

En 1990, face aux tentatives de déplacer les producteurs de leurs terres, s’est créé le Mouvement paysan de Santiago del Estero, la province qui a la plus grande population rurale du pays et où ce secteur s’est organisé en premier. A Córdoba, en 1999, a été créée la Apenoc, et deux ans plus tard ont surgi l’Union des paysans de Traslatierra et l’Organisation des paysans unis du nord de Córdoba, la Ucan ainsi que l’Organisation des paysans et artisans de la pampa d’Achala qui forment ensemble le Mouvement paysan de Córdoba. A la Table nationale des producteurs familiaux d’Argentine, participent également le Réseau Puna de Jujuy, l’Union des travailleurs ruraux sans terre de Mendoza, le Mouvement paysan de Formosa, la Fédération des associations et des coopératives de producteurs familiaux de Corrientes et le Mouvement agricole des missions, entre autres.

NOTES:

[1] [NDLR] Carlos Menem, président « péroniste » de l’Argentine de 1989 à 1999. Son gouvernement est associé à la corruption et à l’imposition de politiques néolibérales agressives.

[2] [NDLR] La pampa est une vaste plaine qui s’étend sur une superficie de 650 000 km². Elle ne présente pas de relief sensible et les eaux de pluie se concentrent dans de vastes zones déprimées. Limitée au nord par la région du Chaco, à l’est par le Rio Parana, au sud par le Rio Colorado et à l’ouest par les Andes, c’est une zone où règne une intense activité agricole et d’élevage. C’est également le pays des Gauchos. Sa partie orientale est nommée Pampa humide et sa partie occidentale Pampa sèche. Buenos Aires, capitale de l’Argentine, se trouve dans cette région.

[3] [NDLR] Manière d’acquérir par la possession, par l’usage.

[4] [NDLR] Área de Libre Comercio de las Américas – ALCA ; Free Trade Area of the Americas – FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques – ZLEA.

Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL.

Traduction : Elise Vallade, pour RISAL.
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